Le baron perché extrait (page 4 sur 5)

Le premier à s'aviser de tout cela fut Côme. Il comprit qu'au milieu d'une végétation à ce point touffue, il pouvait se déplacer pendant des milles en passant d'un arbre dans l'autre sans avoir jamais besoin de mettre pied à terre. Il arrivait qu'un espace de terrain dénudé l'obligeât à de longs détours ; mais il eut vite fait de connaître tous les itinéraires ; il n'évaluait plus les distances d'après nos mensurations banales mais d'après le chemin contourné qu'il lui fallait suivre dans ses branches et qu'il avait toujours présent à l'esprit. Là où il était impossible d'atteindre la branche la plus proche, même en sautant, il savait user de ruses.
Mais nous en sommes encore à cette aube où pour la première fois il se réveilla dans une yeuse, au milieu du vacarme des étourneaux, trempé de rosée froide, engourdi, des fourmis dans les jambes et dans les bras — et entreprit, tout heureux, d'explorer son nouvel univers.
Il arriva au dernier arbre du parc : un platane. Au-dessous de lui s'étalait la vallée sous une couronne de nuages et de fumées qui montaient des toits d'ardoises de quelques hameaux, cachés derrière les talus comme des tas de cailloux.
De temps en temps, le paysage semblait traversé d'ondes invisibles, et muettes le plus souvent. Ce qu'on en entendait suffisait à propager partout une sorte d'angoisse : c'était tout à coup une explosion de cris aigus, puis un grondement, des coups sourds, peut-être aussi le craquement d'une branche cassée, puis de nouveau des cris, mais différents : de grosses voix furieuses convergeaient vers l'endroit où avait d'abord éclaté le bruit. Puis rien, une impression de néant : un passage, un frôlement, quelque chose de menaçant et d'insaisissable. Si bruits et voix reprenaient en quelque point de la vallée, toujours on y voyait les petites feuilles dentelées des cerisiers bouger dans le vent. Une partie de l'esprit de Côme, sans cesse en alerte, comprenait tout à l'avance ; une autre partie, rêveuse et distraite, formulait parfois les pensées les plus étranges ; c'est ainsi qu'il constata : les cerises parlent.
Il se dirigea vers le cerisier le plus proche, ou plutôt vers une rangée de grands cerisiers d'un beau vert exubérant : les arbres étaient chargés de cerises noires ; mais l'œil de mon frère ne s'était pas encore habitué à distinguer du premier coup ce que contenaient ou ne contenaient pas les ramures. Il s'arrêta : il avait cru entendre du bruit mais à présent régnait le silence. Côme se trouvait sur une branche basse : toutes les cerises au-dessus de lui, il les « sentait » sans pouvoir s'expliquer comment ; elles semblaient converger vers lui comme autant de regards ; on eût cru l'arbre chargé d'yeux aux lieux et places de cerises.



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