Le bonheur est dans le jardin d'Epicure (page 2 sur 4)

Lucrèce
Démocrite
Epicure

Au sein de cette petite communauté, Epicure est vénéré comme un dieu et sa parole considérée comme la vérité même. « C'est toi, ô père, s'écriera Lucrèce, l'inventeur de la vérité. » Cette foi absolue dans la parole du maître, que l'on retrouvera plus tard dans le christianisme, distingue là encore l'épicurisme des autres écoles de l'Antiquité, sans cesse traversées par des débats et divisées par des polémiques.

Après la mort d'Epicure, la doctrine essaime dans tout le bassin de la Méditerranée. Des écoles se créent un peu partout, à Antioche, à Alexandrie, et surtout à Rome, où, deux siècles plus tard, l'épicurisme donnera lieu à une des plus belles oeuvres de langue latine, le « De natura rerum » (De la nature) de Lucrèce (v. 98-55 av. J.-C.). Au IIe siècle, un certain Diogène, citoyen de la ville d'OEnoanda, en Asie mineure, érige un gigantesque mur sur lequel il fait graver des textes et des maximes d'Epicure afin d'édifier les passants.

Une théorie pour le plaisir
Au départ, il y a une définition très simple du bonheur : être heureux, c'est voir la réalité du monde coïncider avec nos désirs les plus profonds. Or, il faut bien en convenir, nous ne pouvons guère espérer changer le monde, mais nous pouvons en revanche plus aisément modifier notre vision du monde et changer la nature de nos désirs. C'est cette double conversion, théorique et pratique, qu'entend proposer l'épicurisme.

Le but de la théorie n'est pas « scientifique ». Lorsque Epicure disserte sur la vérité (canonique) ou sur le monde (physique), ce n'est pas par pure curiosité intellectuelle, mais afin d'ôter de notre esprit les illusions et les angoisses qui nous empêchent d'être heureux. Or, des deux craintes qui, selon Epicure, minent toute notre existence, celle des dieux et celle de la mort, aucune n'est fondée. Nous voyons dans les dieux des puissances tutélaires à la fois garantes de l'ordre du monde (du cosmos) et responsables des désordres qui le traversent ; nous voyons dans la mort une sorte de punition divine ou la forme d'un néant absolu. Rien n'est plus faux et voici pourquoi.

  1. D'abord, il n'y a pas d'ordre du monde. Le monde n'est ni bon ni mauvais ; il est le fruit du hasard et non de la seule nécessité. Epicure reprend ici la doctrine de Démocrite (encadré) contre la plupart des grandes philosophies antiques qui fondaient leur éthique sur une cosmologie (voir l'entretien avec Rémi Brague). L'idée d'un commencement, et a fortiori d'une création du monde, lui semble absurde, car « de rien, rien ne peut naître ». Il faut plutôt envisager les choses ainsi : une pluie d'atomes s'écoule depuis la nuit des temps. Un beau jour, l'un d'entre eux « choisit » de dévier très légèrement sa course (clinamen). Les chocs commencent alors et des agrégats se forment, dont notre monde est le résultat improbable. Cet univers, aux origines fragiles, rien n'interdit d'en envisager la fin soudaine : « Une seule journée... et la masse qui s'était soutenue pendant de nombreuses années s'effondrera, et avec elle l'édifice du monde » (Lucrèce, V, 95-96). Devant le spectacle sublime de cette fragilité, on peut s'effrayer (« on est bien peu de chose ! »), mais on peut tout autant, et à meilleur droit, se réjouir : le fait même de notre existence, si peu nécessaire, si inutile et si incertaine, est une extraordinaire réussite et une chance fabuleuse. Jouir du simple plaisir d'exister : telle sera la première maxime du sage.
  2. Ensuite, les dieux ne sont pas les gouverneurs du monde : l'argument qui est ici avancé sera à la source de toutes les grandes critiques philosophiques de la religion, c'est dire son importance. Il consiste à montrer que les religions sont... impies et qu'elles ont au fond une bien piètre conception des dieux qu'elles prétendent vénérer. En effet, si les dieux sont des êtres supérieurs, omnipotents et omniscients, quel besoin auraient-ils de se mêler aux mesquineries et aux petitesses humaines ? Quelle satisfaction peuvent retirer les immortels du pouvoir d'effrayer, de dominer ou même de créer de simples mortels ? En vérité, dit Epicure, la religion se trompe sur les dieux. Sans mettre en doute leur existence (qu'il envisage comme totalement séparée de celle des hommes), il en fait l'idéal de la vie humaine. La vie des dieux consiste à jouir de leur propre perfection, à savourer le pur plaisir d'exister, sans besoin, sans trouble, dans la plus douce des sociétés d'amis. Devenir comme un dieu : tel sera l'idéal du sage.
  3. Enfin, la mort n'est pas à craindre. L'enfer et le néant : tels sont les deux motifs qui nous font redouter la mort. A cette vision véhiculée par la mythologie en général et par Homère en particulier, Epicure oppose deux séries d'arguments. Le premier, psychologique, vise à montrer l'absurdité de cette peur : tant que je suis là, la mort n'est pas encore ; et quand la mort est là, je ne suis plus. Donc, la mort n'est rien pour moi. Mais, plus profondément, la mort n'est pas à craindre, car, dans le flux éternel des atomes indestructibles, rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme. Si le sage parvient, en renonçant à lui-même, à la conscience intime de cet état des choses, s'il parvient à fusionner avec cette vision d'un monde éternel, il accédera à la béatitude des dieux. Devenir aussi immortel que le monde : tel sera le but du sage.

© le point 02/08/02 - N°1559 - Page 69 - 3137 mots

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