Puis ils entrèrent,
des flamants qui les survolaient les saluant des coups appuyés de leurs
claquesons, dans une forêt aux troncs énormes, et serrés
tellement, pourvoyeuse dès lors de tels échos, qu'il la décréta
primaire, encore plus primaire que les autres dans le Pays, forêt surgie
à la première heure du Nouveau Monde et depuis lors inchangée,
intacte, comme si le temps n'avait pu passer, mordre ou qu'elle l'eût
refoulé et Oregon se pensa dans une cathédrale (la cathédrale
sans doute inventée à partir de la forêt primaire) et,
en hommage à la partition qu'exécutaient les merles, grives,
fauvettes et autres troglodytes musiciens, il baptisa cette partie de la forêt
Grand Concert. (p37)
[...]
Parler comme Geronimo...
Toujours, ce sentiment, chez lui, qu'ils montaient, mais de façon
si insensible... Ils venaient d'accéder à un paysage caressé
de lune et d'ombres où il crut reconnaître l'odeur des pins
ponderosa et au moment où il allait le dire avec l'adjectif usé
- mais peut-être inévitable ? - comme une fois déjà
: Bal... à cause des baumes sans pareils du ponderosa, il quêta
du côté de l'Oregon du dedans (réponse : Ça va
pour cette fois encore mais c'est la dernière...) et, fort de son
assentiment, lâcha : Balsamique - le parfum balsamique des pins ponderosa,
qu'il respirait, respirait...
À présent bien levée et rayonnante, la lune dispensait
une lumière blanche qui, Oregon découvrait le rapt en s'efforçant
de distinguer dans la nuit, s'était saisie des arbres alentour, des
buissons, des roches, tout ce qui avait corps et forme aussi loin qu'il
pût voir et on eût dit que le monde n'était rien que
le lait inépuisable d'un seau tombé de la Voie là-haut.
Il brossa longuement Appaloosa, la jument comme pénétrée
par la douceur, la laiteur de l'endroit où il avait décidé
de bivouaquer puis il chercha du feuillage, trouva des arbres de soie, sur
leurs troncs préleva quelques tiges, les assembla, s'allongea et,
après le passage de la quatrième étoile filante (toutes
les quatre, pensa-t-il, de la constellation de Persée), longue queue
étincelante qui soudain barra la voûte du ciel, s'endormit
dans le duvet de feuilles plumeuses que lui faisait la soie de l'arbre.
Il ne s'éveilla qu'une fois, pressentant une grande chose, dans le
ciel encore et, regardant vers l'ouest, il découvrit à l'horizon,
en bas à droite des étoiles du carré de Pégase,
une comète qui se dirigeait vers le Verseau. Tantôt à
l'il nu et tour à tour à l'aide des jumelles et de la
lunette, il sut qu'il allait rester avec elle, à la suivre, une partie
de la nuit.
p 45-46
[...]
Il notait des alfas, des bambous, des armoises, des caroubiers, des Vigna
marchali, dans ce pays climacique, à la fois maquis, garrigue,
crau et savane, puis il contourna un peuplement de plaqueminiers, un autre
de balisiers et un troisième d'araucarias : autour des troncs géants
s'enroulaient des volubilis qui, leurs corolles en trompette et leurs couleurs
relevant d'une palette sans doute inépuisable, essaimaient bas et
portaient haut une odeur où Oregon reconnaissait, rustique et vespérale,
une fumée de bois. Appaloosa souvent arrêtée, il tentait
d'intérioriser la beauté, la variété, la nouveauté,
la prodigalité exubérante de ce qu'il découvrait, reconnaissait
pour l'avoir lu ou imaginé ou espéré ou attendu ou
rêvé, à ce jour jamais vu dans le monde d'avant la Frontière
et, s'il l'avait pu, il aurait fouillé, gratté en lui, joué,
frénétique, de ses mains comme le blaireau de ses pattes,
à la recherche des plaques les plus sensibles de son être,
partout où elles se trouvent, dans le sang, le cerveau, le cur
pour leur imprimer, à jamais, en le désirant fort, en appuyant
fort, les étendues de kermès, les micocouliers, les pamplemoussiers,
les limoniers, les chênes verts et les chênes pubescents, les
champs d'aloès avec leurs raquettes en l'air, les orchidées
avec leurs fleurs en bulbes de minarets et la sauge et le genévrier,
les eucalyptus et les agaves, les bougainvillées et les flamboyants,
nature inépuisable tour à tour dans l'argile, le schiste,
le calcaire, la silice, enfin le grès dont Oregon aimait la majesté
austère et comme Appaloosa, par un écart, évitait une
famille de toucans tocos, qui traversait sans même, semblait-il, les
remarquer, il ne douta plus, à découvrir que la jument appuyait
sur ses jambes devant, qu'ils montaient.(p 49)
C'est un peu après ce monologue qu'il reconnut des fougères
arborescentes, des ficus géants, des banians aux troncs qui semblaient
hésiter entre le minéral et le végétal et dont
l'écorce rappelait la peau de quelque pachyderme.
Ils parcouraient un monde de grimpants, comme si la hauteur appelait à
plus haut encore, le long d'une chaîne de volcans éteints qui
portait une masse vert sombre, inextricable forêt de cèdres
et de conifères, aux troncs larges de trois mètres enlacés
de fougères, de mousses, d'orchidées. Oregon n'avait encore
jamais vu et sans hésiter reconnaissait, pour les avoir lues, imaginées,
adoptées, colonisées et passées à l'Oregon du
dedans à des fins de commentaires éblouis, les nébuleuses,
ces forêts constituées de garoès, arbres capteurs de
l'eau des brouillards, qu'ils répandaient ici en gouttelettes...
Merveille. L'eau dévalait des sommets et la vision, dans une déchirure
géante de la brume, de forêts comme ramassées sur elles-mêmes,
tant les arbres se pressaient les uns contre les autres, le projeta dans
le XVIe siècle, où il aimait si fort aller et venir, n'importe
où pourvu que ce fût loin dans le monde inconnu et il se vit
Pedro Mascarenhas, marin portugais le jour de son atterrissage dans cette
île que les observateurs arabes ne connaissaient que de loin, peur
d'aborder, eux : la Réunion, où il s'attarda un moment, dans
les balisiers, les arums, les gingembres blancs et dans de grandes formes
digitées et aciculaires. Puis Oregon dériva plus loin, accédant,
par les arbres fossiles et les fouillis de lianes et de bulbes tout autour
de lui, à une préhistoire où l'appaloosa s'enfonça,
Oregon écartant et renvoyant à leur luxuriance les feuilles
géantes des gunneras, les plumes d'autruche de l'osmonde royale,
surgie ici de la nuit des temps, les tiges interminables, qui le réjouissaient,
du gloriosa, s'émerveillant à traverser les fougères
et les cycas, dans un parfum si léger de mousse humide qu'Oregon
se demanda s'il pouvait, à propos de cette fragrance en l'air, la
dire aérienne sans risquer le pléonasme et Oregon (celui du
dedans), comme deux fois déjà : Vas-y.
Ils étaient entrés dans un paysage tourmenté de régalite,
se rapprochant de plus en plus, et les voyant de mieux en mieux, des deux
pics, en quelque sorte des pics supérieurs, plus hauts encore que
Zibeline et Zinzolin et avec l'autre Oregon qui approuvait sans réticence,
il les déclara en majesté, sans doute depuis leur surrection
et en majesté à jamais, si purs dans leur élancement,
si éclatants sous le soleil et dans la neige que par analogie avec
les deux styles qu'il estimait les plus rigoureux de la langue française,
il les appela Paulhan l'un et Caillois l'autre.
Là-bas et là-haut, effilés à presque trouer
le ciel, où ils montaient comme portés chacun par une longue
phrase lumineuse, une grande langue de neige, le pic ou l'aiguille
Paulhan et le pic où l'aiguille Caillois. Dans
le Pays, là. Au Nouveau Nouveau Monde. À jamais. Dans la pierre
qui assure leur éternité et par la reconnaissance d'Oregon,
ce double baptême. À peine avait-il rentré le cahier
où il venait de porter leur nom et de tracer une ligne, qu'il lui
sembla découvrir, dans le ciel au-dessus de Paulhan. (p61-62)
Yves Berger
Immobile dans le courant du fleuve
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