Mardi 17 septembre
Hier après-midi, je suis tombé amoureux d'un arbre. Il passe
ses jours au bord d'une route départementale, à une dizaine
de kilomètres d'ici. Son feuillage surplombe une partie de la route.
En traversant l'ombre qu'il donne, j'ai levé la tête, regardé
ses branches. Comme à l'entrée d'une église, les yeux
se portent d'instinct vers la voûte. Son ombre était plus chaude
que celle des églises. Une des plus fines expériences de la
vie est de cheminer avec quelqu'un dans la nature, parlant de tout et de
rien. La conversation retient les promeneurs auprès d'eux-mêmes,
et parfois quelque chose du paysage impose le silence, impose sans contraindre.
L'apparition de cet arbre a fait surgir en moi un silence de toute beauté.
Pendant quelques instants je n'avais plus rien à penser, à
dire, à écrire et même, oui, plus rien à vivre.
J'étais soulevé à quelques mètres au-dessus
du sol, porté comme un enfant dans des bras vert sombre, éclaircis
par les taches de rousseur du soleil. Cela a duré quelques secondes
et ces secondes ont été longues, si longues qu'un jour après
elles durent encore. Je ne retournerai pas voir cet arbre - ou bien dans
longtemps. Ce qui a eu lieu hier m'a comblé. Il me semblerait vain
d'en vouloir la répétition. Vain et inutile : en une poignée
de secondes, cet arbre m'a donné assez de joie pour les vingt années
à venir - au moins.
Christian Bobin, Autoportrait au radiateur, 1997
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