L'homme qui
plantait des arbres
La nouvelle de Jean Giono qui suit a été écrite
vers 1953 et n'est que peu connue en France. Par contre, traduite en treize
langues, elle a été largement diffusée dans le monde
entier et si appréciée que de nombreuses questions ont été
posées sur la personnalité d'Elzéard Bouffier et sur
la forêt de Vergons, ce qui a permis de retrouver le texte. Si l'homme
qui plantait des chênes est le produit de l'imagination de l'auteur,
il y a eu effectivement dans cette région un énorme effort
de reboisement surtout depuis 1880. Cent mille hectares ont été
reboisés avant la première guerre mondiale, surtout en pin
noir d'Autriche et en mélèze d'Europe, ce sont aujourd'hui
de belles forêts qui ont effectivement transformé le paysage
et le régime des eaux.
Voici d'ailleurs le texte de la lettre que Giono écrivit au Conservateur
des Eaux et Forêts de Digne, Monsieur Valdeyron, en 1957, au sujet
de cette nouvelle :
Cher Monsieur,
Navré de vous décevoir, mais Elzéard Bouffier est un
personnage inventé. Le but était de faire aimer l'arbre ou
plus exactement faire aimer à planter des arbres (ce qui est depuis
toujours une de mes idées les plus chères). Or si j'en juge
par le résultat, le but a été atteint par ce personnage
imaginaire. Le texte que vous avez lu dans Trees and Life a été
traduit en Danois, Finlandais, Suédois, Norvégien, Anglais,
Allemand, Russe, Tchécoslovaque, Hongrois, Espagnol, Italien, Yddisch,
Polonais. J'ai donné mes droits gratuitement pour toutes les reproductions.
Un américain est venu me voir dernièrement pour me demander
l'autorisation de faire tirer ce texte à 100 000 exemplaires pour
les répandre gratuitement en Amérique (ce que j'ai bien entendu
accepté). L'Université de Zagreb en fait une traduction en
yougoslave. C'est un de mes textes dont je suis le plus fier. Il ne me rapporte
pas un centime et c'est pourquoi il accomplit ce pour quoi il a été
écrit.
J'aimerais vous rencontrer, s'il vous est possible, pour parler précisément
de l'utilisation pratique de ce texte. Je crois qu'il est temps qu'on fasse
une « politique de l'arbre » bien que le mot politique semble
bien mal adapté.
Très cordialement
Jean Giono L'homme qui plantait des arbres
Pour que le caractère d'un être humain dévoile des qualités
vraiment exceptionnelles, il faut avoir la bonne fortune de pouvoir observer
son action pendant de longues années. Si cette action est dépouillée
de tout égoïsme, si l'idée qui la dirige est d'une générosité
sans exemple, s'il est absolument certain qu'elle n'a cherché de
récompense nulle part et qu'au surplus elle ait laissé sur
le monde des marques visibles, on est alors, sans risque d'erreurs, devant
un caractère inoubliable.
Il y a environ une quarantaine d'années, je faisais une longue course
à pied, sur des hauteurs absolument inconnues des touristes, dans
cette très vieille région des Alpes qui pénètre
en Provence.
Cette région est délimitée au sud-est et au sud par
le cours moyen de la Durance, entre Sisteron et Mirabeau ; au nord par le
cours supérieur de la Drôme, depuis sa source jusqu'à
Die ; à l'ouest par les plaines du Comtat Venaissin et les contreforts
du Mont Ventoux. Elle comprend toute la partie nord du département
des Basses-Alpes, le sud de la Drôme et une petite enclave du Vaucluse.
C'était, au moment où j'entrepris ma longue promenade dans
ces déserts, des landes nues et monotones, vers 1200 à 1300
mètres d'altitude. Il n'y poussait que des lavandes sauvages.
Je traversais ce pays dans sa plus grande largeur et, après trois
jours de marche, je me trouvais dans une désolation sans exemple.
Je campais à côté d'un squelette de village abandonné.
Je n'avais plus d'eau depuis la veille et il me fallait en trouver. Ces
maisons agglomérées, quoique en ruine, comme un vieux nid
de guêpes, me firent penser qu'il avait dû y avoir là,
dans le temps, une fontaine ou un puits. Il y avait bien une fontaine, mais
sèche. Les cinq à six maisons, sans toiture, rongées
de vent et de pluie, la petite chapelle au clocher écroulé,
étaient rangées comme le sont les maisons et les chapelles
dans les villages vivants, mais toute vie avait disparu.
C'était un beau jour de juin avec grand soleil, mais sur ces terres
sans abri et hautes dans le ciel, le vent soufflait avec une brutalité
insupportable. Ses grondements dans les carcasses des maisons étaient
ceux d'un fauve dérangé dans son repas.
Il me fallut lever le camp. A cinq heures de marche de là, je n'avais
toujours pas trouvé d'eau et rien ne pouvait me donner l'espoir d'en
trouver. C'était partout la même sécheresse, les mêmes
herbes ligneuses. Il me sembla apercevoir dans le lointain une petite silhouette
noire, debout. Je la pris pour le tronc d'un arbre solitaire. A tout hasard,
je me dirigeai vers elle. C'était un berger. Une trentaine de moutons
couchés sur la terre brûlante se reposaient près de
lui.
Il me fit boire à sa gourde et, un peu plus tard, il me conduisit
à sa bergerie, dans une ondulation du plateau. Il tirait son eau
- excellente - d'un trou naturel, très profond, au-dessus duquel
il avait installé un treuil rudimentaire.
Cet homme parlait peu. C'est le fait des solitaires, mais on le sentait
sûr de lui et confiant dans cette assurance. C'était insolite
dans ce pays dépouillé de tout. Il n'habitait pas une cabane
mais une vraie maison en pierre où l'on voyait très bien comment
son travail personnel avait rapiécé la ruine qu'il avait trouvée
là à son arrivée. Son toit était solide et étanche.
Le vent qui le frappait faisait sur les tuiles le bruit de la mer sur les
plages.
Son ménage était en ordre, sa vaisselle lavée, son
parquet balayé, son fusil graissé ; sa soupe bouillait sur
le feu. Je remarquai alors qu'il était aussi rasé de frais,
que tous ses boutons étaient solidement cousus, que ses vêtements
étaient reprisés avec le soin minutieux qui rend les reprises
invisibles.
Il me fit partager sa soupe et, comme après je lui offrais ma blague
à tabac, il me dit qu'il ne fumait pas. Son chien, silencieux comme
lui, était bienveillant sans bassesse.
Il avait été entendu tout de suite que je passerais la nuit
là ; le village le plus proche était encore à plus
d'une journée et demie de marche. Et, au surplus, je connaissais
parfaitement le caractère des rares villages de cette région.
Il y en a quatre ou cinq dispersés loin les uns des autres sur les
flans de ces hauteurs, dans les taillis de chênes blancs à
la toute extrémité des routes carrossables. Ils sont habités
par des bûcherons qui font du charbon de bois. Ce sont des endroits
où l'on vit mal. Les familles serrées les unes contre les
autres dans ce climat qui est d'une rudesse excessive, aussi bien l'été
que l'hiver, exaspèrent leur égoïsme en vase clos. L'ambition
irraisonnée s'y démesure, dans le désir continu de
s'échapper de cet endroit.
Les hommes vont porter leur charbon à la ville avec leurs camions,
puis retournent. Les plus solides qualités craquent sous cette perpétuelle
douche écossaise. Les femmes mijotent des rancurs. Il y a concurrence
sur tout, aussi bien pour la vente du charbon que pour le banc à
l'église, pour les vertus qui se combattent entre elles, pour les
vices qui se combattent entre eux et pour la mêlée générale
des vices et des vertus, sans repos. Par là-dessus, le vent également
sans repos irrite les nerfs. Il y a des épidémies de suicides
et de nombreux cas de folies, presque toujours meurtrières.
Le berger qui ne fumait pas alla chercher un petit sac et déversa
sur la table un tas de glands. Il se mit à les examiner l'un après
l'autre avec beaucoup d'attention, séparant les bons des mauvais.
Je fumais ma pipe. Je me proposai pour l'aider. Il me dit que c'était
son affaire. En effet : voyant le soin qu'il mettait à ce travail,
je n'insistai pas. Ce fut toute notre conversation. Quand il eut du côté
des bons un tas de glands assez gros, il les compta par paquets de dix.
Ce faisant, il éliminait encore les petits fruits ou ceux qui étaient
légèrement fendillés, car il les examinait de fort
près. Quand il eut ainsi devant lui cent glands parfaits, il s'arrêta
et nous allâmes nous coucher.
La société de cet homme donnait la paix. Je lui demandai le
lendemain la permission de me reposer tout le jour chez lui. Il le trouva
tout naturel, ou, plus exactement, il me donna l'impression que rien ne
pouvait le déranger. Ce repos ne m'était pas absolument obligatoire,
mais j'étais intrigué et je voulais en savoir plus. Il fit
sortir son troupeau et il le mena à la pâture. Avant de partir,
il trempa dans un seau d'eau le petit sac où il avait mis les glands
soigneusement choisis et comptés.
Je remarquai qu'en guise de bâton, il emportait une tringle de fer
grosse comme le pouce et longue d'environ un mètre cinquante. Je
fis celui qui se promène en se reposant et je suivis une route parallèle
à la sienne. La pâture de ses bêtes était dans
un fond de combe. Il laissa le petit troupeau à la garde du chien
et il monta vers l'endroit où je me tenais. J'eus peur qu'il vînt
pour me reprocher mon indiscrétion mais pas du tout : c'était
sa route et il m'invita à l'accompagner si je n'avais rien de mieux
à faire. Il allait à deux cents mètres de là,
sur la hauteur.
Arrivé à l'endroit où il désirait aller, il
se mit à planter sa tringle de fer dans la terre. Il faisait ainsi
un trou dans lequel il mettait un gland, puis il rebouchait le trou. Il
plantait des chênes. Je lui demandai si la terre lui appartenait.
Il me répondit que non. Savait-il à qui elle était
? Il ne savait pas. Il supposait que c'était une terre communale,
ou peut-être, était-elle propriété de gens qui
ne s'en souciaient pas ? Lui ne se souciait pas de connaître les propriétaires.
Il planta ainsi cent glands avec un soin extrême.
Après le repas de midi, il recommença à trier sa semence.
Je mis, je crois, assez d'insistance dans mes questions puisqu'il y répondit.
Depuis trois ans il plantait des arbres dans cette solitude. Il en avait
planté cent mille. Sur les cent mille, vingt mille était sortis.
Sur ces vingt mille, il comptait encore en perdre la moitié, du fait
des rongeurs ou de tout ce qu'il y a d'impossible à prévoir
dans les desseins de la Providence. Restaient dix mille chênes qui
allaient pousser dans cet endroit où il n'y avait rien auparavant.
C'est à ce moment là que je me souciai de l'âge de cet
homme. Il avait visiblement plus de cinquante ans. Cinquante-cinq, me dit-il.
Il s'appelait Elzéard Bouffier. Il avait possédé une
ferme dans les plaines. Il y avait réalisé sa vie. Il avait
perdu son fils unique, puis sa femme. Il s'était retiré dans
la solitude où il prenait plaisir à vivre lentement, avec
ses brebis et son chien. Il avait jugé que ce pays mourait par manque
d'arbres. Il ajouta que, n'ayant pas d'occupations très importantes,
il avait résolu de remédier à cet état de choses.
Menant moi-même à ce moment-là, malgré mon jeune
âge, une vie solitaire, je savais toucher avec délicatesse
aux âmes des solitaires. Cependant, je commis une faute. Mon jeune
âge, précisément, me forçait à imaginer
l'avenir en fonction de moi-même et d'une certaine recherche du bonheur.
Je lui dis que, dans trente ans, ces dix mille chênes seraient magnifiques.
Il me répondit très simplement que, si Dieu lui prêtait
vie, dans trente ans, il en aurait planté tellement d'autres que
ces dix mille seraient comme une goutte d'eau dans la mer.
Il étudiait déjà, d'ailleurs, la reproduction des hêtres
et il avait près de sa maison une pépinière issue des
faînes. Les sujets qu'il avait protégés de ses moutons
par une barrière en grillage, étaient de toute beauté.
Il pensait également à des bouleaux pour les fonds où,
me dit-il, une certaine humidité dormait à quelques mètres
de la surface du sol.
Nous nous séparâmes le lendemain.
L'année d'après, il y eut la guerre de 14 dans laquelle je
fus engagé pendant cinq ans. Un soldat d'infanterie ne pouvait guère
y réfléchir à des arbres. A dire vrai, la chose même
n'avait pas marqué en moi : je l'avais considérée comme
un dada, une collection de timbres, et oubliée.
Sorti de la guerre, je me trouvais à la tête d'une prime de
démobilisation minuscule mais avec le grand désir de respirer
un peu d'air pur. C'est sans idée préconçue - sauf
celle-là - que je repris le chemin de ces contrées désertes.
Le pays n'avait pas changé. Toutefois, au-delà du village
mort, j'aperçus dans le lointain une sorte de brouillard gris qui
recouvrait les hauteurs comme un tapis. Depuis la veille, je m'étais
remis à penser à ce berger planteur d'arbres. « Dix
mille chênes, me disais-je, occupent vraiment un très large
espace ».
J'avais vu mourir trop de monde pendant cinq ans pour ne pas imaginer facilement
la mort d'Elzéar Bouffier, d'autant que, lorsqu'on en a vingt, on
considère les hommes de cinquante comme des vieillards à qui
il ne reste plus qu'à mourir. Il n'était pas mort. Il était
même fort vert. Il avait changé de métier. Il ne possédait
plus que quatre brebis mais, par contre, une centaine de ruches. Il s'était
débarrassé des moutons qui mettaient en péril ses plantations
d'arbres. Car, me dit-il (et je le constatais), il ne s'était pas
du tout soucié de la guerre. Il avait imperturbablement continué
à planter.
Les chênes de 1910 avaient alors dix ans et étaient plus hauts
que moi et que lui. Le spectacle était impressionnant. J'étais
littéralement privé de parole et, comme lui ne parlait pas,
nous passâmes tout le jour en silence à nous promener dans
sa forêt. Elle avait, en trois tronçons, onze kilomètres
de long et trois kilomètres dans sa plus grande largeur. Quand on
se souvenait que tout était sorti des mains et de l'âme de
cet homme - sans moyens techniques - on comprenait que les hommes pourraient
être aussi efficaces que Dieu dans d'autres domaines que la destruction.
Il avait suivi son idée, et les hêtres qui m'arrivaient aux
épaules, répandus à perte de vue, en témoignaient.
Les chênes étaient drus et avaient dépassé l'âge
où ils étaient à la merci des rongeurs ; quant aux
desseins de la Providence elle-même, pour détruire l'uvre
créée, il lui faudrait avoir désormais recours aux
cyclones. Il me montra d'admirables bosquets de bouleaux qui dataient de
cinq ans, c'est-à-dire de 1915, de l'époque où je combattais
à Verdun. Il leur avait fait occuper tous les fonds où il
soupçonnait, avec juste raison, qu'il y avait de l'humidité
presque à fleur de terre. Ils étaient tendres comme des adolescents
et très décidés.
La création avait l'air, d'ailleurs, de s'opérer en chaînes.
Il ne s'en souciait pas ; il poursuivait obstinément sa tâche,
très simple. Mais en redescendant par le village, je vis couler de
l'eau dans des ruisseaux qui, de mémoire d'homme, avaient toujours
été à sec. C'était la plus formidable opération
de réaction qu'il m'ait été donné de voir. Ces
ruisseaux secs avaient jadis porté de l'eau, dans des temps très
anciens. Certains de ces villages tristes dont j'ai parlé au début
de mon récit s'étaient construits sur les emplacements d'anciens
villages gallo-romains dont il restait encore des traces, dans lesquelles
les archéologues avaient fouillé et ils avaient trouvé
des hameçons à des endroits où au vingtième
siècle, on était obligé d'avoir recours à des
citernes pour avoir un peu d'eau.
Le vent aussi dispersait certaines graines. En même temps que l'eau
réapparut réapparaissaient les saules, les osiers, les prés,
les jardins, les fleurs et une certaine raison de vivre.
Mais la transformation s'opérait si lentement qu'elle entrait dans
l'habitude sans provoquer d'étonnement. Les chasseurs qui montaient
dans les solitudes à la poursuite des lièvres ou des sangliers
avaient bien constaté le foisonnement des petits arbres mais ils
l'avaient mis sur le compte des malices naturelles de la terre. C'est pourquoi
personne ne touchait à l'uvre de cet homme. Si on l'avait soupçonné,
on l'aurait contrarié. Il était insoupçonnable. Qui
aurait pu imaginer, dans les villages et dans les administrations, une telle
obstination dans la générosité la plus magnifique ?
A partir de 1920, je ne suis jamais resté plus d'un an sans rendre
visite à Elzéard Bouffier. Je ne l'ai jamais vu fléchir
ni douter. Et pourtant, Dieu sait si Dieu même y pousse ! Je n'ai
pas fait le compte de ses déboires. On imagine bien cependant que,
pour une réussite semblable, il a fallu vaincre l'adversité
; que, pour assurer la victoire d'une telle passion, il a fallu lutter avec
le désespoir. Il avait, pendant un an, planté plus de dix
mille érables. Ils moururent tous. L'an d'après, il abandonna
les érables pour reprendre les hêtres qui réussirent
encore mieux que les chênes.
Pour avoir une idée à peu près exacte de ce caractère
exceptionnel, il ne faut pas oublier qu'il s'exerçait dans une solitude
totale ; si totale que, vers la fin de sa vie, il avait perdu l'habitude
de parler. Ou, peut-être, n'en voyait-il pas la nécessité
?
En 1933, il reçut la visite d'un garde forestier éberlué.
Ce fonctionnaire lui intima l'ordre de ne pas faire de feu dehors, de peur
de mettre en danger la croissance de cette forêt naturelle. C'était
la première fois, lui dit cet homme naïf, qu'on voyait une forêt
pousser toute seule. A cette époque, il allait planter des hêtres
à douze kilomètres de sa maison. Pour s'éviter le trajet
d'aller-retour - car il avait alors soixante-quinze ans - il envisageait
de construire une cabane de pierre sur les lieux mêmes de ses plantations.
Ce qu'il fit l'année d'après.
En 1935, une véritable délégation administrative vint
examiner la « forêt naturelle ». Il y avait un grand personnage
des Eaux et Forêts, un député, des techniciens. On prononça
beaucoup de paroles inutiles. On décida de faire quelque chose et,
heureusement, on ne fit rien, sinon la seule chose utile : mettre la forêt
sous la sauvegarde de l'Etat et interdire qu'on vienne y charbonner. Car
il était impossible de n'être pas subjugué par la beauté
de ces jeunes arbres en pleine santé. Et elle exerça son pouvoir
de séduction sur le député lui-même.
J'avais un ami parmi les capitaines forestiers qui était de la délégation.
Je lui expliquai le mystère. Un jour de la semaine d'après,
nous allâmes tous les deux à la recherche d'Elzéard
Bouffier. Nous le trouvâmes en plein travail, à vingt kilomètres
de l'endroit où avait eu lieu l'inspection.
Ce capitaine forestier n'était pas mon ami pour rien. Il connaissait
la valeur des choses. Il sut rester silencieux. J'offris les quelques ufs
que j'avais apportés en présent. Nous partageâmes notre
casse-croûte en trois et quelques heures passèrent dans la
contemplation muette du paysage.
Le côté d'où nous venions était couvert d'arbres
de six à sept mètres de haut. Je me souvenais de l'aspect
du pays en 1913 : le désert... Le travail paisible et régulier,
l'air vif des hauteurs, la frugalité et surtout la sérénité
de l'âme avaient donné à ce vieillard une santé
presque solennelle. C'était un athlète de Dieu. Je me demandais
combien d'hectares il allait encore couvrir d'arbres.
Avant de partir, mon ami fit simplement une brève suggestion à
propos de certaines essences auxquelles le terrain d'ici paraissait devoir
convenir. Il n'insista pas. « Pour la bonne raison, me dit-il après,
que ce bonhomme en sait plus que moi. » Au bout d'une heure de marche
- l'idée ayant fait son chemin en lui - il ajouta : « Il en
sait beaucoup plus que tout le monde. Il a trouvé un fameux moyen
d'être heureux ! »
C'est grâce à ce capitaine que, non seulement la forêt,
mais le bonheur de cet homme furent protégés. Il fit nommer
trois gardes-forestiers pour cette protection et il les terrorisa de telle
façon qu'ils restèrent insensibles à tous les pots-de-vin
que les bûcherons pouvaient proposer.
L'uvre ne courut un risque grave que pendant la guerre de 1939. Les
automobiles marchant alors au gazogène, on n'avait jamais assez de
bois. On commença à faire des coupes dans les chênes
de 1910, mais ces quartiers sont si loin de tous réseaux routiers
que l'entreprise se révéla très mauvaise au point de
vue financier. On l'abandonna. Le berger n'avait rien vu. Il était
à trente kilomètres de là, continuant paisiblement
sa besogne, ignorant la guerre de 39 comme il avait ignoré la guerre
de 14.
J'ai vu Elzéard Bouffier pour la dernière fois en juin 1945.
Il avait alors quatre-vingt-sept ans. J'avais donc repris la route du désert,
mais maintenant, malgré le délabrement dans lequel la guerre
avait laissé le pays, il y avait un car qui faisait le service entre
la vallée de la Durance et la montagne. Je mis sur le compte de ce
moyen de transport relativement rapide le fait que je ne reconnaissais plus
les lieux de mes dernières promenades. Il me semblait aussi que l'itinéraire
me faisait passer par des endroits nouveaux. J'eus besoin d'un nom de village
pour conclure que j'étais bien cependant dans cette région
jadis en ruine et désolée. Le car me débarqua à
Vergons.
En 1913, ce hameau de dix à douze maisons avait trois habitants.
Ils étaient sauvages, se détestaient, vivaient de chasse au
piège : à peu près dans l'état physique et moral
des hommes de la préhistoire. Les orties dévoraient autour
d'eux les maisons abandonnées. Leur condition était sans espoir.
Il ne s'agissait pour eux que d'attendre la mort : situation qui ne prédispose
guère aux vertus.
Tout était changé. L'air lui-même. Au lieu des bourrasques
sèches et brutales qui m'accueillaient jadis, soufflait une brise
souple chargée d'odeurs. Un bruit semblable à celui de l'eau
venait des hauteurs : c'était celui du vent dans les forêts.
Enfin, chose plus étonnante, j'entendis le vrai bruit de l'eau coulant
dans un bassin. Je vis qu'on avait fait une fontaine, qu'elle était
abondante et, ce qui me toucha le plus, on avait planté près
d'elle un tilleul qui pouvait déjà avoir dans les quatre ans,
déjà gras, symbole incontestable d'une résurrection.
Par ailleurs, Vergons portait les traces d'un travail pour l'entreprise
duquel l'espoir était nécessaire. L'espoir était donc
revenu. On avait déblayé les ruines, abattu les pans de murs
délabrés et reconstruit cinq maisons. Le hameau comptait désormais
vingt-huit habitants dont quatre jeunes ménages. Les maisons neuves,
crépies de frais, étaient entourées de jardins potagers
où poussaient, mélangés mais alignés, les légumes
et les fleurs, les choux et les rosiers, les poireaux et les gueules-de-loup,
les céleris et les anémones. C'était désormais
un endroit où l'on avait envie d'habiter.
A partir de là, je fis mon chemin à pied. La guerre dont nous
sortions à peine n'avait pas permis l'épanouissement complet
de la vie, mais Lazare était hors du tombeau. Sur les flans abaissés
de la montagne, je voyais de petits champs d'orge et de seigle en herbe
; au fond des étroites vallées, quelques prairies verdissaient.
Il n'a fallu que les huit ans qui nous séparent de cette époque
pour que tout le pays resplendisse de santé et d'aisance. Sur l'emplacement
des ruines que j'avais vues en 1913, s'élèvent maintenant
des fermes propres, bien crépies, qui dénotent une vie heureuse
et confortable. Les vieilles sources, alimentées par les pluies et
les neiges que retiennent les forêts, se sont remises à couler.
On en a canalisé les eaux. A côté de chaque ferme, dans
des bosquets d'érables, les bassins des fontaines débordent
sur des tapis de menthes fraîches. Les villages se sont reconstruits
peu à peu. Une population venue des plaines où la terre se
vend cher s'est fixée dans le pays, y apportant de la jeunesse, du
mouvement, de l'esprit d'aventure. On rencontre dans les chemins des hommes
et des femmes bien nourris, des garçons et des filles qui savent
rire et ont repris goût aux fêtes campagnardes. Si on compte
l'ancienne population, méconnaissable depuis qu'elle vit avec douceur
et les nouveaux venus, plus de dix mille personnes doivent leur bonheur
à Elzéard Bouffier.
Quand je réfléchis qu'un homme seul, réduit à
ses simples ressources physiques et morales, a suffi pour faire surgir du
désert ce pays de Canaan, je trouve que, malgré tout, la condition
humaine est admirable. Mais, quand je fais le compte de tout ce qu'il a
fallu de constance dans la grandeur d'âme et d'acharnement dans la
générosité pour obtenir ce résultat, je suis
pris d'un immense respect pour ce vieux paysan sans culture qui a su mener
à bien cette uvre digne de Dieu.
Elzéard Bouffier est mort paisiblement en 1947 à l'hospice
de Banon.
Jean Giono
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