L'arbre
du père (Our Father who art in the Tree)
La porte se referma et le loquet s'abaissa tandis que tombait le crépuscule
violet.
« À demain », criai-je, mais Megan avait déjà
disparu dans l'antichambre sombre, à l'arrière de sa maison.
« J'ai un devoir d'orthographe », dis-je, à personne
en particulier, puis je me retournai pour affronter le tunnel d'obscurité
devant moi.
« Simone ! », entendis-je ma mère appeler. La moustiquaire
sur la porte de derrière adoucissait sa voix et lui donnait un ton
de lilas. « J'arrive », lui répondis-je.
La mélodie de nos voix était comme deux rythmes qui s'entre
croisaient dans le quartier.
Je me préparai à traverser la pelouse en courant. Cet après-midi-là,
pourtant, l'arbre était silencieux, il avait cessé ses appels
plaintifs. Il montait sans bruit la garde sur la maison. Je sus alors que
mon papa était mort, que les fourmis l'avaient eu pour de bon. Je
ne pris pas la peine de courir dans le jardin, je marchai lentement en m'habituant
au fait qu'il n'était plus dans l'arbre, que peut-être il n'y
avait jamais été.
L'instant d'après, j'escaladai l'échelle de bois clouée
à la base de l'arbre, juste pour m'assurer qu'il était vraiment
parti. Je continuai à monter, il n'y avait aucun signe de lui, et
je montai de plus en plus haut en vérifiant en chemin s'il était
là, jusqu'à ce que je me retrouve perchée sur une branche
au sommet de l'arbre à regarder un crépuscule parsemé
de grands éventails déployés de nuages. J'étais
montée cent fois dans cet arbre, mais jamais au-delà de l'entrelacs
de feuillage qui était maintenant au-dessous de moi, sur ce nouveau
trône, ce nouveau perchoir que j'avais trouvé deux mètres
cinquante plus haut. Ce dernier effort fit toute la différence. La
couverture supplémentaire de silence que donnait cette partie de
l'arbre atténuait le bruit du monde, l'assourdissait, si bien qu'il
ne restait plus que la dernière touffe de verdure au-dessus de moi,
puis le ciel. À présent, il y avait d'autres sons, d'autres
voix, un vent qui sifflait différemment dans les branches, le battement
d'ailes des oiseaux, et une voix qui venait de derrière mon épaule
droite.
« II m'a fallu un moment pour savoir où j'étais, dit-il
pour commencer. Je me suis réveillé, j'ai vu ton grand-père
et j'ai su que j'étais mort. »
C'était mon papa qui parlait. Je pense que j'ai acquiescé
parce que c'était si exaltant de découvrir ce que j'avais
toujours su. Si l'on grimpait suffisamment haut dans l'arbre de notre jardin,
on arrivait dans un autre monde.
« C'est là que je me suis rendu compte que je vous avais tous
quittés. Je n'avais pas l'intention de mourir, dit-il. Mais ce n'est
pas si mal. Dis à ta mère que je vais bien. Je l'aimerai toujours.
» Le monde me parut soudain parfait, de l'endroit où j'étais.
Blottie dans la fourche de l'arbre, je sentais que mon père m'entourait
de ses bras. Je me le rappelais à nouveau, non comme un homme mort
enterré dans une terre grouillant de fourmis, mais comme une personne
vivante. Le vent remplissait sa vieille chemise de jardinage, la faisant
onduler pour découvrir les poils gris cendre de sa poitrine. C'était
un père que j'avais déjà oublié, le père
qui allait travailler et rentrait à la maison, qui s'asseyait dans
la chaise maintenant vide au bout de la table, qui savait nager et était
bon en maths, dont le porte-monnaie était toujours ouvert. Je ne
lui en voulais plus autant à présent d'être mort parce
que, pour la première fois depuis sa mort, je me rappelais comment
il était quand il était en vie. Les volutes de nuages à
l'horizon dessinaient des motifs de points et de traits qui encerclaient
le voisinage. Je commençais à avoir froid. C'était
l'hiver à présent, et les matinées étaient si
glaciales que je gardais mes vêtements au bout de mon lit, pour pouvoir
m'habiller sous les couvertures quand je me réveillais. Dans le ciel,
le soleil ne traçait pas un chemin aussi intense qu'il le ferait
dans quelques mois. Alors, la chaleur qui faisait fondre le bitume et vous
faisait frire le visage jusqu'au rouge vif reviendrait et les adultes s'en
plaindraient. En ce moment, ils geignaient à cause du froid. Puis
les sons du monde mortel, au-dessous, me parvinrent. Le père de Megan
et ses frères avaient fini de dîner et, dans leur garage en
tôle ondulée, ils descendaient le train électrique du
mur, avec des cordes et des poulies. J'entendis le transformateur vibrer
sur la table en bois aggloméré quand le train commença
à ronronner sur ses rails, accélérant pour gravir la
colline et atteindre une gare où des personnages miniatures attendaient
d'embarquer. Dans sa cuisine, Mrs Johnson entrechoquait ses poêles
et versait le contenu d'une casserole dans une passoire, tandis que la vapeur
embuait ses lunettes. Au-dessus, des chauves-souris volaient presque silencieuse
ment en file, puis au loin résonna un léger tintement provenant
des couvercles de bouteilles de lait que Mrs Pitteville avait attachés
à une ficelle pour éloigner les corbeaux de ses plants de
tomates. Tous les sons conspiraient pour me distraire de ce que disait mon
père. Puis, il y eut un cri depuis l'escalier de derrière.
C'était ma mère, repoussant avec la main un rideau de cheveux
emmêlés de son front. « Oh, mon Dieu ! », hurla-t-elle,
et ses pieds firent un vacarme épouvantable en descendant les marches.
Les sourires stupides de mes trois frères la suivaient. Edward, mon
frère aîné, qui avait seize ans, puis James, qui, je
m'en apercevais pour la première fois, était plus grand que
ma mère, il avait treize ans, puis Gérard, cinq ans, le plus
jeune. Leurs sourires prirent la tangente quand ils virent à quelle
altitude j'étais perchée. Ils avaient l'air effrayés.
Je ne l'étais pas. Leurs voix étaient étouffées
par le feuillage emperlé de rosée. Plus fort dans mon oreille,
il y avait la voix de mon père qui me disait de rester où
j'étais.
Les pompiers arrivèrent, mais leur camion n'avait pas de place pour
se garer le long de la maison. À présent hystérique,
ma mère martelait de ses poings la poitrine du chef des pompiers.
J'avais entendu leurs sirènes descendre la colline depuis Keperra,
passer devant le cinéma en plein air, devant le monastère
rédemptoriste où vivaient les vieux prêtres avec des
oreilles grandes comme celles des éléphants d'Afrique, devant
le stade construit comme un amphi théâtre grec que j'avais
vu en photo. J'avais entendu leurs sirènes, mais je n'avais pas compris
qu'ils venaient pour me sauver. L'équipe dut s'occuper de ma mère,
qui injuriait l'arbre et mes frères. Elle leur criait de grimper
dans l'arbre, puis d'arrêter, puis de grimper, puis d'arrêter.
Elle se trompa sur mon âge quand les pompiers lui posèrent
la question, répondant que j'avais neuf ans, alors que j'en avais
dix et un quart. Edward était quelque part au-dessous de moi. Je
l'entendais m'appeler, non comme mon père l'avait fait en deux syllabes,
mais en un seul mot sévère : Simone.
Une échelle vint s'accrocher à la branche au-dessous de moi,
suivie par la tête d'un pompier.
« Salut, ma puce », dit-il. Il me prit la main et je commençai
à descendre par l'échelle. J'aurais facilement pu le faire
toute seule, je n'avais pas besoin d'un pompier ni d'une échelle
pour m'aider. J'avais un public en bas, de petits personnages comme les
gens qui attendaient sur le quai de la gare miniature de Mr King ; ils étaient
dans leurs jardins, les yeux tournés vers le haut. Je leur fis des
signes de la main. À califourchon sur les sièges de l'énorme
balancelle, comme une acrobate russe, Megan la faisait aller et venir en
agitant la main.
« Je peux descendre toute seule, dis-je.
- Ouais, ben j'suis là maintenant, dit-il, et ta mère est
en train de péter un plomb en bas. Alors, on prend mon échelle.
»
[p 13-16]
Plus tard dans la semaine, je l'entendis hurler. Elle était sous
la maison. Elle y mettait le linge à sécher parce la pluie
menaçait. Peu curieuse de voir quelle nouvelle horreur elle avait
découverte, je ne me pressai pas. Je descendis tranquillement l'escalier,
et je la trouvai en train de fixer une racine qui s'était creusé
un chemin à travers le ciment pour chercher de l'eau. Les racines
saillaient comme les phalanges d'une main arthritique qui essaie de déplier
ses doigts. L'un des piliers en bois qui soutenait la maison était
poussé vers le haut par les racines et allait finir par traverser
le plancher. Ma mère s'immobilisa de nouveau. Elle ne voulait pas
que cela se sache parce qu'on lui dirait ce qu'elle savait déjà,
que l'arbre était en train de renverser la maison. Son seul espoir
était qu'il pleuve, il y aurait alors une chance que l'arbre ait
suffisamment d'eau, le sol arrêterait de se contracter et la maison
de bouger. Elle savait qu'il lui faudrait un jour choisir entre les deux,
la maison ou l'arbre. La maison : la sécurité, le passé
et la seule façon qu'elle connaissait d'avoir un avenir. Et l'arbre
: son mari, le passé et la seule façon qu'elle connais sait
d'avoir un avenir. Face au problème, elle décida de faire
semblant de ne pas le voir en espérant qu'il allait disparaître
de lui-même. [p60]
Je sentis son regard transpercer les feuilles.
L'arbre respira, je le ressentis. Il soupira et elle monta l'escalier de
derrière en courant, oubliant à quel point il était
dangereux, et claqua la porte derrière elle.
Puis je vis les pattes de mule de Gladys qui trottinaient dans l'allée,
comme un âne qui avance doucement sur un chemin rocailleux. Sur son
bras, il y avait l'aube, dont le blanc était atténué
par l'intense lumière verte qui irradiait du flamboyant. Dans l'allée,
elle continuait à avancer tout doucement. Elle leva les yeux quand
elle arriva dans notre jardin, dans le royaume de l'arbre, parce que c'était
un spectacle étonnant. C'était comme une autre forme de vie
qui se multipliait. La racine centrale poursuivait sa course folle vers
la maison, et une veine plus petite serpentait du tronc vers l'étendoir
à linge. Chaque doigt des racines de l'arbre semblait capable d'arracher
chacun de nos membres, de faire tomber un mur, de soulever l'étendoir,
de nous enlever de terre, d'enrouler un tentacule autour de nous. La maison
et ses murs paraissaient tout petits, comme si l'arbre n'avait besoin que
d'une seule poussée pour les détruire. L'arbre avait du pouvoir
et du poids, et il allait nous anéantir. Gladys avait l'air tout
à la fois choquée, ébahie, furieuse et comblée.
Je voulais l'empêcher d'aller plus loin, mais c'était trop
tard ; de son pas d'ânesse, elle enjamba le chemin craquelé,
et je savais que si Gladys voyait la pince chevelue sous la maison, nous
serions perdus. Il y avait tout de même une complicité entre
nous et le plombier ; mais si un étranger voyait les dégâts,
ceux-ci existeraient réellement. Je me rendis vraiment compte de
la gravité de la situation quand le nez de Gladys se dirigea vers
le sol et suivit les racines jusqu'à la maison. Je sus que c'en était
fini de nous. Elle s'approcha cahin-caha de la maison et osa glisser son
cou dans l'ouverture qui s'ouvrait sous celle-ci. Je compris à la
façon dont ses épaules se courbaient qu'elle avait vu la
main noueuse de l'arbre prête à saisir les fondations. Il n'y
avait aucun doute : elle l'avait vue, et elle l'avait rendue réelle.
[p97]
Judy Pascoe, jeune dramaturge australienne établie au Royaume-Uni.
Traduit de l'anglais par Anne Berton, Editions Autrement, 2003
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