L'arbre tordu
Un oiseau survolait une forêt de conifères quand il laissa tomber
une petite graine que le vent avait déposée furtivement sous son
aile. A peine la semence eut-elle touché le sol qu'elle prit racine.
Très rapidement une petite pousse vit le jour et se fraya courageusement
un chemin à travers les géants tout verts qui l'entouraient.
La richesse du terreau qui l'avait accueillie permit à la tige de devenir
en très peu de temps un arbrisseau rempli de vigueur. Mais en même
temps qu'il croissait, il empruntait une forme des plus étranges. C'est
à ce moment qu'il prit conscience qu'il n'allait pas être un arbre
comme les autres. Les sapins verdoyants qui l'entouraient et dont il admirait
la frondaison aux teintes d'émeraude, l'avaient cependant accepté
dans sa différence. A son grand désarroi, le jeune arbre voyait
son tronc et ses branches pousser dans le désordre le plus total. En
prenant des allures d'adulte, l'arbrisseau se retrouva affublé d'énormes
branches racornies qui se frayaient maladroitement un chemin à travers
les aiguilles de ses frères conifères.
Il aurait tellement voulu leur ressembler ! Il avait sûrement fait quelques
chose de mal pour que Dieu l'afflige de ces formes repoussantes. Mais pourquoi
suis-je si différent ? se demandait-il sans cesse. Cette question le
hantait depuis qu'il avait constaté sa terrible dissemblance. C'est également
à ce moment qu'il commença à se haïr. Sa haine prit
une telle ampleur que son écorce en devint toute terne et que sa cime
courba l'échine, comme si elle n'avait pas voulu qu'on la reconnaisse.
Plus les jours passaient, plus l'arbre tordu se détestait. Tant et si
bien que les oiseaux ne daignaient même plus s'y poser, repoussés
par la négativité qui s'en dégageait. Aussi bien mourir,
se disait l'arbrisseau, que de sentir un parfait étranger dans la forêt
qui vous a vu naître.
Le pauvre diable cultiva donc ses pensées défaitistes et s'enlisa
profondément dans son rôle de victime. Jusqu'au jour où
une mère et son fils le découvrirent par hasard...
"Et ! maman ! cria l'enfant en sautillant de joie. Tu as vu le joli pommier
en plein milieu de cette forêt de sapins ? Comme il est beau, n'est-ce
pas?
-Oui ! Oui ! répondit distraitement la mère, apparemment absorbée
dans ses pensées. Mais nous ne pouvons pas nous attarder. Continuons
notre route."
En dépit de sa lassitude et de son impérieux désir de mourir,
l'arbre tordu avait entendu le commentaire du bambin. Il était complètement
abasourdi d'apprendre qu'il n'était pas un sapin déformé,
mais plutôt un... pommier ! Il sortit alors de la léthargie morbide
dans laquelle il s'était laissé sombrer depuis quelques temps.
A la grande surprise de ses frères, qui ne l'avaient pas vu manifester
un quelconque sentiment de joie depuis très longtemps, il s'exclama:
"Est-ce possible que je sois un magnifique pommier ? Si cela est vrai -il
en doutait de moins en moins, car il savait d'instinct que les enfants enjoués
ne mentent pas - cela expliquerait mes disparités !"
Ragaillardi par cette heureuse découverte, l'arbre se mit à apprécier
de plus en plus la forme insolite de ses branches et à admirer son tronc
légèrement arqué. Il releva lentement la tête, et
son écorce assombrie par la peine reçut alors un grand coup de
sève qui la fit resplendir de mille feux. Attirés par ces élans
d'amour de soi, les oiseaux recommencèrent à fréquenter
l'arbre. De curieuses petites fleurs se mirent bientôt à émerger
sur ses branches. Plus l'arbre s'aimait, plus les bourgeons qu'on avait cru
asséchés prenaient vie, et plus ils s'ouvraient en grand nombre.
Tant et si bien que le pommier fut rapidement enveloppé d'un nuage féerique
de fleurs blanches. Celles-ci exhalaient un parfum frais qui faisait le bonheur
de leur entourage. Cette particularité avait pour conséquence
que l'arbre tordu se distinguait encore davantage de ses congénères,
les sapins.
Au bout de quelques lunes, chaque fleur avait donné naissance à
un fruit magnifique, symbole de l'amour que l'arbre s'était donné
à la suite de sa prise de conscience de son unicité.
Un matin d'automne, le garçon qui lui avait révélé
sa vraie nature revint le voir. Le pommier le reconnut et lui offrit le premier
des fruits en guise de remerciement pour lui avoir redonné la vie. L'enfant
sourit et, avec ses petits yeux en amande bien fermés pour tirer toute
la saveur du fruit, il croqua dans la pomme à belles dents.
Comme le Créateur n'oublie jamais Ses bienfaiteurs, il transmit à
l'enfant, à travers l'énergie de ce fruit, le même présent
qu'il avait jadis offert à l'arbre: l'amour de soi et le respect des
différences. Le garçon bénéficia de ce don toute
sa vie et même après avoir atteint l'â
André Harvey : Contes d'éveil, Éditions
de Mortagne
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