Après le petit déjeuner sous le massacre
du Nord et un crochet par le marché d'Aubrac, ils partirent pour
la Maison forestière où un ingénieur mélomane
de l'Office national des forêts devait les entretenir des hêtres
remarquables.
Dans la lumière du jour. Manuel ne reconnaissait pas les lieux qu'il
avait parcourus l'avant-veille avec Clara Caumette. Il lui semblait que
tout avait encore bougé. Les routes changeaient de sens, les places
changeaient de forme, et les gros feuillus silencieux déchaussaient
leurs racines, sautaient d'un bout à l'autre des forêts de
sapins pendant la nuit, et se replantaient sous le nez des curieux, comme
les pins lyres dans Le Serpent d'étoiles, moins pour tromper quiconque
que pour prendre le vent, siffler seuls. Il se souvenait des noms d'arbres
qu'elle lui avait cités, le Fayard Grand-Duc, sur le tronc duquel
les chicots, les crevasses et les lenticelles avaient dessiné les
grands yeux, le bec, les plumes des joues et les aigrettes Dun hibou; le
Hêtre balançoire, dont une des branches basses s'incurvait
en escarpolette depuis que, dans les années 1795, la bande de Mathat
y avait pendu un homme qui lui résistait, et l'avait laissé
là des mois ; le Fau d'île au trésor, avec ses racines
en échasses de banian des tropiques sous lesquels on pouvait se glisser
et s'asseoir mais impossible de les situer dans le paysage.
La causerie avait commencé. De loin ils virent que l'homme en uniforme
vert portait un caisson sur le torse. En avançant vers les bancs
de bois alignés le long de la maison. Manuel reconnut un accordéon
diatonique, pas plus gros qu'un bandonéon, dont l'homme tirait, tout
en parlant, des mélodies, comme s'il vidait, au fur et à mesure
de la récolte, la sève et le sirop des histoires de son cur.
Il disait que le hêtre est l'arbre qui porte le plus de noms différents
en patois, fayard, fay, foust, hagède, fou, hay, bago, athie, fousteau,
fau, faouët, et son instrument détaillait les accents de Thiérache,
d'Artois, du Vivarais, de Chalosse, d'Argonne, des Terres froides, de Saintonge,
du Vexin, du Gâtinais. Il parlait des maux des arbres, l'encre, la
graphiose, et ses doigts écrivaient sur les clés de nacre
des ordonnances oubliées. (Il nota que le chancre inventé
par Giono, qui dilate le bois et épaissit les branches, les rend
presque horizontales, et fait à Dorothée et aux autres victimes
un nid d'arbre et de brume, est tout à fait plausible). Il parlait
de leur vieux nom anglais, beech, qui signifie « livre » et
avait donné book, précisait que les runes étaient d'abord
gravées sur des plaquettes de hêtre, et ses poignets ouvraient
les soufflets comme on soulève un incunable. Il parlait de leur peau
grise, fine et lisse, qu'on peut caresser sans faire mal, ni à soi
ni à eux, et ses paumes glissaient sous les lanières de cuir.
Il nous demanda de nous montrer raisonnables, tout à l'heure, au
lieu-dit La Lune, et de ne pas céder à la tentation de grimper
dans le hêtre. Les clous étaient rouilles, fragiles, dangereux.
Le terrain était la propriété de l'Office qui ne voulait
pas d'ennuis. Il évoqua soudain les individus mystérieux,
les hêtres tortillards de la forêt de Verzy dont les bourgeons
fins comme des lames vont se planter dans les rameaux pour y broder des
grottes et des huttes et des caches, croiser du sang de plante avec du souffle
de conteur, de la sueur de fugitif, et replonger sous terre, et que tout
recommence, alors ses mains poussèrent, se couvrirent de notes vertes,
les veines sous sa peau se gonflèrent en nervures, et la sève
éclata, triomphale. Il les appela par leurs noms, le Joli Fou, la
Chimère, le Monstre, la Murène, comme s'il annonçait
les morceaux du concert qu'il venait de donner, et l'instrument se tut,
un corbeau large comme un aigle monta de la forêt et partit en battant
des ailes, et personne n'osa plus claquer des mains, c'était déchoir.
Sophie Chérer, L'Enjoliveur
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