Comment Gargantua fut mys soubz
aultres pedaguoges.

Chapi. xiiii.

A tant son père aperceut, que vrayment il estudioyt tresbien et y mettoit tout son temps, toutesfoys qu'en rien ne prouffitoyt. Et que pys est, qu'il en devenoyt fou niays tout resveux et rassoté. Dequoy se complaignant à don Philippe des Marays Viceroy de Papelygoffe entendit, que mieulx luy vauldroit rien n'aprendre que telz livres soubz telz precepteurs aprendre. Car leur sçavoir n'estoyt que besterye, et leur sapience n'estoyt que moufles, abastardisant les bons et nobles esperitz, et corrumpent toute fleur de ieunesse. Et qu'ainsy soyt, prenez (dist il) quelqu'un de ces ieunes gens du temps present, qui ayt seulement estudié deux ans, on cas qu'il ne ayt meilleur iugement, meilleurs parolles, meilleur propos que vostre filz, et meilleur entrestien et honesteté entre le monde, reputez moy à iamais en taillebacon de la Brene. Ce que à Grantgosier pleut tresbien, et commenda qu'ainsi feut faict. Au soir en soupant, ledict des Marays introduict un sien ieune paige de Villegongys nommé Eudemon tant bien testonné, tant bien tyré, tant bien espousseté, tant honneste en son maintien, que mieulx resembloyt quelque petit angelot qu'un homme. Puis dist à Grantgosier. Voyez vous ce ieune enfant ? il n'a pas encore seize ans, voyons si bon vous semble quelle difference y a entre le sçavoir de vos resveurs mateologiens du temps iadis, et les ieunes gens de maintenant, l'essay pleut à Grantgosier, et commenda que le page propouzast. Alors Eudemon demendant congié de ce faire audict viceroy son maistre, le bonnet au poing, la face ouverte, la bouche vermeille, les yeux asseurez, et le regard assys suz Gargantua, avecques modestie iuvenile se tint suz ses pieds, et commencza le louer et glorifier, premierement de sa vertus et bonnes meurs, secondement de son sçavoir, tiercement de sa noblesse, quartement de sa beaulté corporelle. Et pour le quint doulcement l'exhortoyt à reverer son père en toute observance, le quel tant s'estudioyt à bien le faire instruyre, à la fin le prioit à ce qu'il le voulsist retenir pour le moindre de ses serviteurs. Car aultre don pour le present ne requeroyt des cieulx, sinon qu'il luy feust faict grace de luy complaire en quelque service agreable. Et le tout feut par icelluy proferé, avecques gestes tant propres, pronunciation tant distincte, voix tant eloquente, et languaige tant aorné et bien latin, que mieulx resembloyt un Gracchus, un Ciceron ou un Emylius, du temps passé, qu'un iouvenceau de ce siecle. Mais toute la contenence de Gargantua fut qu'il se print à pleurer comme une vache, et se cachoyt le visaige de son bonnet. Et ne fut possible de tyrer de luy une parolle, non plus qu'un pet d'un asne mort. Dont son père fut tant courroussé, qu'il voulu occire maistre Iobelin. Mais ledict des Marais l'enguarda par belles remonstrances qu'il luy feist: en manière que fut son ire moderée. Puis commenda qu'il feust payé de ses guaiges, et qu'on le feist bien chopiner theologalement, ce faict qu'il allast à tous les diables. Au moins (disoyt il) pour le iour d'huy ne coustera il guères à son hoste, si dadventure il mouroyt ainsi sou comme un Angloys. Maistre Iobelin party de la maison, consulta Grantgousier avecques le Viceroy quel precepteur l'on luy pourroit bailler: et feut advisé entre eulx, que à cest office seroyt mis Ponocrates pedaguoge de Eudemon, et que tous ensemble iroient à Paris, pour congnoistre quel estoit l'estude des iouvenceaux de France pour celluy temps.

François Rabelais, 1494-v.1553

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