Je suppose que vous savez où l'automne commence ? Il commence exactement à 235 pas de l'arbre marqué M 312, j'ai compté les pas. Vous êtes allé
au col La Croix? Vous voyez la piste qui va au lac du Lauzon ? A l'endroit où elle traverse les prés à chamois en pente très raide; vous passez deux crevasses d'éboulis assez moches; vous arrivez juste sous l'aplomb de la face ouest du Ferrand. Paysage minéral, parfaitement tellurique : gneiss, porphyre, grès, serpentine, schistes pourris. Horizons entièrement fermés de roches acérées, aiguilles de Lus, canines, molaires, incisives, dents de chiens, de lions, de tigres et de poissons carnassiers. De là, à votre gauche, piste pour les cheminées d'accès du Ferrand : alpinisme, panorama. A votre droite, traces imperceptibles dans des pulvérisations de rochasses couvertes de diatomées. Suivre ces traces qui contournent un épaulement et, dans un creux comme un bol de faïence, trouver le plus haut quadrillage forestier; peut-être deux cents arbres avec, à l'orée nord, un frêne marqué au minium M 312. Là-bas devant, et à deux cent trente-cinq pas, planté directement dans la pente de la faïence, un autre frêne. C'est là que l'automne commence. C'est instantané.
Est-ce qu'il y a eu une sorte de mot d'ordre donné, hier soir, pendant que vous tourniez le dos au ciel pour faire votre soupe ? Ce matin, comme vous ouvrez l'il, vous voyez mon frêne qui s'est planté une aigrette de plumes de perroquet jaune d'or sur le crâne. Le temps de vous occuper du café et de ramasser tout ce qui traîne quand on couche dehors et il ne s'agit déjà plus d'aigrette, mais de tout un casque fait des plumes les plus rares : des rosés, des grises, des rouille. Puis, ce sont des buffleteries, des fourragères, des épaulettes, des devantiers, des cuirasses qu'il se pend et qu'il se plaque partout ; et tout ça est fait de ce que le monde a de plus rutilant et de plus vermeil. Enfin, le voilà dans ses armures et fanfreluches complètes de prêtre-guerrier qui frottaille de petites crécelles de bois sec.
M 312 n'est pas en reste. Lui, ce sont des aumusses qu'il se met; des soutanes
de miel, des jupons d'évêques, des étoles couvertes
de blasons et de rois de cartes. Les mélèzes se couvrent de
capuchons et de limousines en peaux de marmottes, les érables se
guêtrent de houseaux rouges, enfilent des pantalons de zouaves, s'enveloppent
de capes de bourreaux, se coiffent du béret des Borgia. Le temps
de les voir faire et déjà les prairies à chamois bleuissent
de colchiques. Quand, en retournant, vous arrivez au-dessus du col La Croix,
c'est d'abord pour vous trouver en face du premier coucher de soleil de
la saison : du bariolage barbare des murs; puis, vous voyez en bas cette
conque d'herbe qui n'était que de foin lorsque vous êtes passé,
il y a deux ou trois jours, devenue maintenant cratère de bronze
autour duquel montent la garde les Indiens, les Aztèques, les pétrisseurs
de sang, les batteurs d'or, les mineurs d'ocré, les papes, les cardinaux,
les évêques, les chevaliers de la forêt ; entremêlant
les tiares, les bonnets, les casques, les jupes, les chairs peintes, les
pans brodés, les feuillages d'automne, des frênes, des hêtres,
des érables, des amélanchiers, des ormes, des rouvres, des
bouleaux, des trembles, des sycomores, des mélèzes et des
sapins dont le vert-noir exalte toutes les autres couleurs.
Chaque soir, désormais,
les murailles du ciel seront peintes avec ces enduits qui facilitent l'acceptation de la cruauté et délivrent les sacrificateurs de tout remords. L'Ouest, badigeonné de pourpre, saigne sur des rochers qui sont incontestablement bien plus beaux sanglants que ce qu'ils étaient d'ordinaire rosé satiné ou du bel azur commun dont les peignaient les soirs d'été, à l'heure où Vénus était douce comme un grain d'orge. Un blême vert, un violet, des taches de soufre et parfois même une poignée de plâtre là
où la lumière est la plus intense, cependant que sur les trois autres murailles s'entassent les blocs compacts d'une nuit, non plus lisse et luisante, mais louche et agglomérée en d'inquiétantes constructions : tels sont les sujets de méditation proposés par les fresques du monastère des montagnes. Les arbres font bruire inlassablement dans l'ombre de petites crécelles de bois sec.
Le hêtre de la scierie n'avait pas encore, certes, l'ampleur que nous
lui voyons. Mais, sa jeunesse (enfin, tout au moins par rapport avec maintenant)
ou plus exactement son adolescence était d'une carrure et d'une étoffe
qui le mettaient à cent coudées au-dessus de tous les autres
arbres, même de tous les autres arbres réunis. Son feuillage
était d'un dru, d'une épaisseur, d'une densité de pierre,
et sa charpente (dont on ne pouvait rien voir, tant elle était couverte
et recouverte de rameaux plus opaques les uns que les autres) devait être
d'une force et d'une beauté rares pour porter avec tant d'élégance
tant de poids accumulé. Il était surtout (à cette époque)
pétri d'oiseaux et de mouches ; il contenait autant d'oiseaux et
de mouches que de feuilles. Il était constamment charrue et bouleversé
de corneilles, de corbeaux et d'essaims; il éclaboussait à
chaque instant des vols de rossignols et de mésanges; il fumait de
bergeronnettes et d'abeilles ; il soufflait des faucons et des taons ; il
jonglait avec des balles multicolores de pinsons, de roitelets, de rouges-gorges,
de pluviers et de guêpes. C'était autour de lui une ronde sans
fin d'oiseaux, de papillons et de mouches dans lesquels le soleil avait
l'air de se décomposer en arcs-en-ciel comme à travers des
jaillissements d'embruns. Et, à l'automne, avec ses longs poils cramoisis,
ses mille bras entrelacés de serpents verts, ses cent mille mains
de feuillages d'or jouant avec des pompons de plumes, des lanières
d'oiseaux, des poussières de cristal, il n'était vraiment
pas un arbre. Les forêts, assises sur les gradins des montagnes, finissaient
par le regarder en silence. Il crépitait comme un brasier ; il dansait
comme seuls savent danser les êtres surnaturels, en multipliant son
corps autour de son immobilité; il ondulait autour de lui-même
dans un entortillement d'écharpes, si frémissant, si mordoré,
si inlassablement repétri par l'ivresse de son corps qu'on ne pouvait
plus savoir s'il était enraciné par l'encramponnement de prodigieuses
racines ou par la vitesse miraculeuse de la pointe de toupie sur laquelle
reposent les dieux. Les forêts, assises sur les gradins de l'amphithéâtre
des montagnes, dans leur grande toilette sacerdotale, n'osaient plus bouger.
Cette virtuosité de beauté hypnotisait comme l'il des
serpents ou le sang des oies sauvages sur la neige. Et, tout le long des
routes qui montaient ou descendaient vers elle, s'alignait la procession
des érables ensanglantés comme des bouchers.
Jean Giono, Un roi sans divertissement
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